Albert Schweitzer, de la parole au geste

La légende d’Albert Schweitzer, tombée dans un oubli relatif, avait retenu l’œuvre de l’homme capable : le pacifisme, la mission et l’humanitaire, la compétence musicale ou encore la radicalité éthique du « respect de la vie ».

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Mais il faut faire une place, parmi ces vies parallèles, à celle du pasteur et du prédicateur. À la paroisse de Saint-Nicolas, à Strasbourg (de 1898 à 1913, puis de 1918 à 1921), à Lambaréné ou à Gunsbach, Schweitzer a prêché ; cela était pour lui une « source de joie », un « besoin vital » ; ses sermons qui jouent un rôle fondamental dans l’élaboration de sa pensée, sont aussi « l’un des principaux vecteurs de l’éthique schweitzerienne » (p. 152). À partir du continent textuel des 400 sermons édités et des Sermons de Lambaréné, qui nous sont parvenus en partie, Matthieu Arnold a mis en lumière l’intérêt historique, théologique et biographique de ce matériau dans une série d’études ici réunies. Et quelle exploration !

En bon libéral, Schweitzer se préoccupe moins de dogme (le christianisme n’est pas pour lui un « système clos de croyance ») que d’action : « sa prédication est tout d’abord une prédication éthique » (p. 54). Celui qui appelle les hommes à le suivre est un Jésus-Christ homme ; il est celui qui « a le mieux compris les souffrances, les joies et le désirs inhérents à la condition humaine » (p .49) ; il est celui, qui, en révélant l’amour de Dieu, conduit les hommes à devenir vraiment humains :

En premier lieu, faites attention que l’homme ne périsse pas. Suivez-le, comme je l’ai suivi, et trouvez-le là où les autres ne le trouvent plus : dans la boue, dans la bestialité, dans le mépris ; allez à lui et venez lui en aide, jusqu’à ce qu’il redevienne un homme.

Cette conception horizontale est aussi celle du Royaume, perçu non comme une réalité transcendante et spirituelle à venir, mais comme un fruit de l’action des hommes de bonne volonté, ici et maintenant. Matthieu Arnold relève la reprise de Luther par Schweitzer : le « travail » de tout un chacun est d’abord « vocation » (Beruf) dans le monde, service du prochain, et non seulement « Arbeit » : « Chacun, à sa place, sert le Seigneur par son travail dans le monde » (p. 66). Si certains métiers abrutissants ne peuvent être « vocation », Schweitzer invite à s’engager dans une « tâche seconde » bénévole (Nebenberuf). Car l’apport « le plus béni » est celui, personnel avant d’être institutionnel, de l’amour : « Rien ne saurait remplacer la rencontre personnelle avec les nécessiteux : plus encore que des biens matériels, ces derniers ont faim d’êtres humains qui leur apportent de l’amour. »

Lorsqu’à 30 ans, joignant le geste à la parole, Schweitzer décide de se consacrer aux autres, c’est par la mission et l’humanitaire qu’il concrétise la compassion : « Toute activité missionnaire n’est pas un à-côté de la vie chrétienne, mais une manifestation essentielle du commandement d’amour » (p. 42). Deux des études les plus intéressantes du volume approfondissent cette question. Nourri des livres de la Société de Missions, sensible à la détresse physique et spirituelle des « indigènes », Schweitzer prêche la nécessité de la mission en termes d’expiation et d’éducation. Ces deux notions dévoilent la posture paradoxale du Schweitzer médecin au casque colonial. En raison des crimes par lesquels christianisme et colonisation sont liés, l’horizon des chrétiens européens ne peut être que celui de la repentance et de la réparation :

S’impose donc à l’Europe une longue action d’expiation et de réparation (Wiedergutmachen), qui ne pourra consister qu’en ceci : à ces peuples qui n’ont connu les chrétiens que sous les espèces du loup (reissende Wölfe), il faudra envoyer des bergers qui les conduiront sur les prairies de l’Évangile. La mission n’est rien d’autre qu’une action expiatoire, qu’un sacrifice pour nos péchés, et ce qu’elle accomplit reste en vérité très modeste » (p. 44).

La condamnation du système colonial pourrait le rapprocher d’un autre protestant sur les routes de l’Afrique entre 1926 et 1927, André Gide, que Frank Lestringant a appelé « missionnaire malgré lui ». Alors au Congo, l’écrivain documente et témoigne « pour les victimes silencieuses d’un système colonial qui légitimait les abus au nom de la mission civilisatrice de la France ». Pour autant, Schweitzer ne quitte pas le terrain d’un christianisme civilisateur, idéalement facteur de progrès moraux, spirituels et humains, n’hésitant pas à associer l’éducation des peuples et l’apport « des bienfaits de notre civilisation». Il eut d’ailleurs été intéressant d’en savoir davantage sur le rapport de Schweitzer à la décolonisation, dont on devine qu’il a du être contrasté mais dont on ne perçoit pas vraiment la nature, peut-être faute d’un outillage plus critique.

Les études de Matthieu Arnold révèlent enfin le passage-clef de la compassion au « respect de la vie » (1919), censé donner à cette compassion un « fondement solide ». Ce concept, dont on apprend qu’il signifie précisément une « crainte respectueuse devant le vivant » (Ehrfuhrt vor dem Leben), irrigue tant son pacifisme, sa critique visionnaire des nationalismes, que l’extension du domaine de l’éthique à tous les être vivants, voire à la nature entière : « Je vous ai déjà dit que j’exige quelque chose de bien plus universel (Allgemeineress) que la compassion envers les animaux : il faut que cette compassion croisse sur le sol d’un terrain universel devant tout ce qui est vie » (p. 159). 

Au terme de cette belle remontée du fleuve, précise et passionnante, on se prend à vouloir en savoir davantage sur les sources du « respect de la vie », sur les philosophies et les présupposés qui l’ont aidé à le forger. On retient surtout de sa prédication, simple et imagée, un réel souci de l’autre, qui ne s’en tient jamais à la seule parole, mais s’accomplit dans un geste d’humanité qui unifie toutes les vies de l’impressionnant Docteur Schweitzer.

Matthieu Arnold, Albert Schweitzer, prédicateur, Études Schweitzeriennes, n°13, Strasbourg, automne 2021, 17€.

Stéphane Zehr

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